LEXIQUE DU THEATRE
|
![]() |
Grèce : le théâtre d'Epidaure
|
- I - |
LECHY ELBERNON. | — Moi je connais le monde. J'ai été partout. Je suis actrice, vous savez. Je joue sur le théâtre. Le théâtre. Vous ne savez pas ce que c'est ? |
MARTHE. LECHY ELBERNON. |
— Non. — Il y a la scène et la salle. Tout étant clos, les gens viennent là le soir, et ils sont assis par rangées les uns derrière les autres, regardant. |
MARTHE. LECHY ELBERNON. |
— Quoi ? Qu'est-ce qu'ils regardent, puisque tout est fermé ? — Ils regardent le rideau de la scène, Et ce qu'il y a derrière quand il est levé. Et il arrive quelque chose sur la scène comme si c'était vrai. |
MARTHE. LECHY ELBERNON. THOMAS . LECHY ELBERNON. |
— Mais puisque ce n'est pas vrai ! C'est comme les rêves que l'on fait quand on dort. — C'est ainsi qu'ils viennent au théâtre la nuit. — Elle a raison. Et quand ce serait vrai encore, qu'est-ce que cela me fait ? — Je les regarde, et la salle n'est rien que de la chair vivante et habillée. Et ils garnissent les murs comme des mouches, jusqu'au plafond. Et je vois des centaines de visages blancs. L'homme s'ennuie, et l'ignorance lui est attachée depuis sa naissance. Et ne sachant de rien comment cela commence ou finit, c'est pour cela qu'il va au théâtre. Et il se regarde lui-même, les mains posées sur les genoux. Et il pleure et il rit, et il n'a point envie de s'en aller. Et je les regarde aussi, et je sais qu'il y a là le caissier qui sait que demain On vérifiera ses livres, et la mère adultère dont l'enfant vient de tomber malade, Et celui qui vient de voler pour la première fois, et celui qui n'a rien fait de tout le jour. Et ils regardent et écoutent comme s'ils dormaient. |
MARTHE. | — L'œil est fait pour voir et l'oreille Pour entendre la vérité. |
LECHY ELBERNON. | — Qu'est-ce que la vérité ? Est-ce qu'elle n'a pas dix-sept enveloppes comme les oignons ? Qui voit les choses comme elles sont ? L'œil certes voit, l'oreille entend. Mais l'esprit tout seul connaît. Et c'est pourquoi l'homme veut voir des yeux et connaître des oreilles Ce qu'il porte dans son esprit, — l'en ayant fait sortir. Et c'est ainsi que je me montre sur la scène. |
MARTHE. LECHY ELBERNON. |
— Est-ce que vous n'êtes point honteuse ? — Je n'ai point honte ! mais je me montre, et je suis toute à tous. Ils m'écoutent et ils pensent ce que je dis ; ils me regardent et j'entre dans leur âme comme dans une maison vide. C'est moi qui joue les femmes: La jeune fille et l'épouse vertueuse qui a une veine bleue sur la tempe, et la courtisane trompée. Et quand je crie, j'entends toute la salle gémir. |
MARTHE. | — Comme ses yeux brillent ! |
Paul CLAUDEL, L'échange, première version. Pléiade, t.1, p.676sq.
|
|
|
|
LECHY ELBERNON. | — Moi je connais le monde. J'ai été partout. D'un côté et de l'autre du rideau. Tout le temps d'un côté et de l'autre du rideau. Je suis actrice, vous savez. Je joue sur le théâtre. Le théâtre. Vous ne savez pas ce que c'est ? |
MARTHE. | — Je ne sais pas. |
LECHY ELBERNON. | (elle prend position et en avant la musique!) — Il y a la scène et la salle. Tout étant clos, les gens viennent là le soir et ils sont assis par rangées les uns derrière les autres, regardant. Regardant. |
MARTHE. LECHY ELBERNON. |
— Quoi ? Qu'est-ce qu'ils regardent puisque tout est fermé ? — Ils regardent le rideau de la scène. Et ce qu'il y a derrière quand il est levé. Attention! attention! il va arriver quelque chose ! Quelque chose de pas vrai comme si c'était vrai ! |
MARTHE. LECHY ELBERNON. |
— Mais puisque ce n'est pas vrai ! — Le vrai ! Le vrai, tout le monde sent bien que c'est un rideau ! Tout le monde sent bien qu'il y a quelque chose derrière. |
THOMAS. LECHY ELBERNON. |
— Un autre rideau ? — Une patience ! Ce que nous appelons une patience ! Quelque chose qui fait prendre patience ! Un rideau qui bouge ! Dans votre vie à vous, rien n'arrive. Rien qui aille d'un bout à l'autre. Rien ne commence, rien ne finit. Ça vaut la peine d'aller au théâtre pour voir quelque chose qui arrive. Vous entendez ! Qui arrive pour de bon ! Qui commence et qui finisse ! (A Louis Laine) Qu'est-ce que tu dis du théâtre, bébé ? |
LOUIS LAINE. | — C'est l'endroit qui est nulle part. On a mis des bâtons pour empêcher d'entrer. Maintenant on est quelqu'un tous ensemble. On est quelqu'un qui attend. Quelqu'un qui regarde. |
MARTHE. LOUIS LAINE. LECHY ELBERNON. |
— Qui regarde quoi ? — Ce qui va arriver. — C'est moi, c'est moi qui arrive ! Ça vaut la peine d'arriver ! Ça vaut la peine de lui arriver, cette espèce de sacrée mâchoire ouverte pour vous engloutir, Pour se faire du bien avec, chaque mouvement que vous lui faites avec art avec furie pour lui entrer! (Toute cette ligne dite d'un seul trait.) Et je n'ai qu'à parler, le moindre mot qui me sort, avec art, avec furie! pour ressentir tout cela sur moi, qui écoute, toutes ces âmes qui se forgent, qui se reforgent à grands coups de marteau sur la mienne. Et je suis là qui leur arrive à tous, terrible, toute nue ! Le caissier qui sait que demain On lui vérifiera ses livres, et la mère adultère dont l'enfant vient de tomber malade, Et celui qui vient de voler pour la première fois et celui qui n'a rien fait de tout le jour. Et moi, je suis celle-là qui leur arrive à grands coups, coup sur coup pour leur arracher le cœur, avec art, avec furie, terrible, toute nue ! |
LOUIS LAINE. THOMAS. LECHY ELBERNON. MARTHE. LECHY ELBERNON. |
— Regardez-la ! J'ai peur ! Le personnage lui sort par tous les pores ! — N'ayez pas peur ! Elle joue. — C'est moi qui arrive... — C'est toujours une femme qui arrive. — Il est vrai, c'est toujours une femme qui arrive. Elle est l'inconnue, elle est celle-là qui arrive de la part de l'inconnu, il n'y en a pas d'autre qu'elle pour arriver de la part de l'inconnu ! (Montrant Marthe) Cette madame, par exemple, qui nous arrive de l'autre côté de la flaque aux harengs, voulez-vous que je vous joue son rôle ? Je le jouerai mieux qu'elle ! |
MARTHE. LECHY ELBERNON. |
— Pourquoi pas ? — L'épouse vertueuse qui a une veine bleue sur la tempe, La jeune fille, La courtisane trompée, La pythie, une écume verte aux lèvres, qui mâche la feuille de laurier prophétique, Et quand je crie d'une certaine voix que je sais... |
MARTHE. | — Comme ses yeux brillent ! Ne me regardez pas ainsi avec ces yeux dévorants... |
Paul CLAUDEL, L'échange, deuxième version. Pléiade, t.1, p.745sqq.
|
|
|
* Voir aussi, sur CIEL, " Tragédie, petit dictionnaire des mots fondateurs et souvent trompeurs "
N.B. Le tableau ci-dessus fonctionne en "JavaScript". Veillez à configurer convenablement votre navigateur. |
Professeur de la classe : Franceline Binet Conception et réalisation : M.Tardioli |
![]() ![]() |